Parmi les différentes anecdotes que relate Giuliano Da Emploli dans son dernier livre L’heure des prédateurs, celle qui relate sa participation au dîner inaugural de la fondation établie par Barack Obama à sa sortie de la Maison-Blanche. Elle particulièrement intrigante, voire glaçante, car elle implique ceux qui appartiennent au camp que l’on n’aurait pas soupçonné. « Ayant renoncé à transformer et à combattre les inégalités économiques, les démocrates se sont rabattus sur l’objectif plus modeste de représenter les minorités » considère l’auteur du Mage du Kremlin rappelant les propositions de Kamala Harris en 2020, à savoir « l’abolition de la police aux frontières, tout en prônant un financement public pour le changement de sexe des détenus et des immigrés illégaux ».
Les excès et les dérives du wokisme sont certainement une réalité, mais est-ce une raison pour les opposer à ceux de l’autre camp, désormais placé sous le porte-drapeau des MAGA ? C’est là une position adoptée par nombre de politistes et de journalistes qui entendent ainsi se présenter comme des observateurs neutres, raisonnables et clairvoyants. Mais font-ils autant preuve de sagesse qu’ils essaient de le prétendre ?
On ne peut qu’en douter, car les deux mouvements ou idéologies ne peuvent pas être placés au même niveau. Ils sont parfois présentés sur un plan général ou utilisés pour expliquer certaines initiatives. C’est par exemple le cas de l’université d’Harvard qui est devenue le bouc émissaire et le souffre-douleur du président des États-Unis. Est-ce pour des raisons personnelles – son fils n’y a pas été admis – ou bassement politiques pour satisfaire sa base dans sa haine des élites ? Sous couvert d’antisémitisme et d’excès d’inclusivité de l’université, l’administration Trump s’est lancée à l’assaut de la plus ancienne institution académique américaine. Ils l’ont bien cherché, semblent vouloir expliquer nos commentateurs pour justifier les attaques répétées : « Je ne pourrais plus y faire de conférences, explique l’un d’eux » comme preuve de la dérive sectaire de l’université, toute l’université.
Pourquoi il n’est pas légitime de comparer les deux phénomènes en les mettant sur un même niveau ?
Le wokisme et l’inclusivité relèvent de revendications sociétales, parfois (souvent ?) maladroites ou excessives, visant à étendre les droits : égalité raciale, genre, orientation sexuelle… et a observer et analyser la société à travers ce seul prisme. Ses dérives absurdes – changements de vocabulaire à outrance, appels à la censure culturelle, moralisation excessive du langage – existent bien. Les frères jumeaux du DEI ont assez largement pris place dans certains campus américains et ont été adoptés par le camp le plus progressiste des démocrates, dans certains médias ou cercles d’influence. Mais ils n’ont jamais – à ce jour – constitué le cœur d’un programme politique. Dire que Joe Biden aurait placé ces idées au cœur de sa politique pourrait faire faire sourire.
À l’inverse, la dérive MAGA incarne un projet de pouvoir autoritaire : refus des résultats électoraux, attaques contre la presse, instrumentalisation de la justice, menaces explicites contre les opposants. Un projet qui a été longuement développé dans le fameux Project 2025 publié par le Think Tank Heritage Foundation et mis en œuvre de manière chaotique par l’occupant de la Maison-Blanche, même s’il allé jusqu’à déclarer qu’ll ne connaissait pas ce rapport de 922 pages. Il s’agit non d’une opinion, mais d’une attaque directe contre la démocratie et les fondements constitutionnels et d’un véritable projet politique. L’objectif est bien le démantèlement des contre-pouvoirs en vue de prendre les pleins pouvoirs. Là où les militants woke pratiquent la cancel culture, les leaders MAGA font des purges et organisent des déportations, y compris de citoyens américains.
Il y a donc une asymétrie entre les deux projets dans leur contenu et leurs objectifs. Le wokisme n’a pas comme objectif d’inverser le résultat des élections, ne remet pas en cause la Constitution et n’appelle pas à la violence (le plus souvent).
À l’inverse, le courant MAGA :
– Nie encore les résultats de l’élection présidentielle légitime (2020) alors qu’il a gagné celles de 2024 comme pour maintenir la pression sur les esprits ;
– a soutenu une tentative de coup d’État (6 janvier 2021) qui n’était pas une bavure, mais un coup d’essai et a amnistié plus de 1500 participants alors qu’ils avaient été condamnés par la justice ;
– contesté l’indépendance judiciaire (Donald Trump promettant de “purger” le DOJ et d’utiliser la justice contre ses ennemis).
Il refuse le pluralisme – le parti démocrate et les médias sont considérés comme des ennemis dont le droit à l’existence est posé, voire remis en question – et manipule le mensonge comme une arme pour détruire ses adversaires.
Assimiler ces deux mouvements sous prétexte de “radicalité” revient à comparer une pression culturelle à une subversion institutionnelle. Renvoyer dos à dos les deux camps pour justifier une position de surplomb entretient une illusion de neutralité (le fameux bothsidesism) et désarme les citoyens en créant un sentiment de “tous pourris” ou de “dégagisme” généralisé, Il banalise la menace autoritaire dont la réalité se fait plus réelle de jour en jour. Chaque jour apporte de nouvelles preuves dans cette volonté d’instaurer un régime de plus en plus autoritaire et qui se mêle de tout, de ce qui se passe dans la chambre à coucher aux hopitaux en passant par la salle de douche, les toilettes, les églises ou les entreprises. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le compte du réseau social de Donald Trump.
Dans une démocratie, on peut débattre des excès du langage inclusif, on ne peut pas débattre de l’État de droit. Mettre sur le même plan ces deux mouvements, c’est comme dire que l’activisme environnemental est aussi problématique que le climatoscepticisme d’État ou que les abus de militants antiracistes sont équivalents au racisme institutionnalisé.
Le wokisme, c’est une dérive de discours, voire de pensée, l’autoritarisme MAGA, c’est une dérive de régime. Faire mine de les renvoyer dos à dos, c’est confondre la hiérarchie des périls. C’est refuser de nommer le risque majeur pour les démocraties libérales occidentales aujourd’hui : la régression autoritaire masquée sous le populisme nationaliste. Adopter une telle attitude c’est promouvoir une voix qui peut être sans retour.
Les démocraties ne tombent pas d’un coup. Elles se transforment progressivement pour passer de la saveur du Whisky à la fadeur du Canadry Dry. Elles glissent, lentement, dans une torpeur où l’indignation se dilue dans la symétrie, où l’alerte est réduite à un commentaire de talk-show.
Refuser de voir que le MAGA incarne une offensive contre le contrat constitutionnel lui-même, c’est contribuer à sa réussite. Il ne s’agit pas ici d’aimer ou de détester le wokisme. Il s’agit de comprendre qu’un militant qui crie trop fort n’est pas un tyran, mais qu’un tyran qui promet l’ordre n’est pas un démocrate.