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L’élection du président vu par Tocqueville

Dans son De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville consacre 4 sous-chapitres à l’élection du président des Etats-Unis :

  • De l’élection du président ;
  • Mode de l’élection ;
  • Crise de l’élection ;
  • De la réélection du président.

Lorsqu’il est allé aux Etats-Unis – d’avril 1831 à février 1832 -, Les Etats-Unis n’avaient organisé que 10 élections et l’influence des Pères fondateurs s’y faisait encore sentir : George Washington, John Adams, Thomas Jefferson, James Madison, James Monroe, John Q. Adams, Andrew Jackson. Presque tous ont participé à la rédaction de la Constitution.

Mais ces passages sont encore intéressants  à relire quelques jours avant les élections américaines.  Assez clairement, depuis que Tocqueville a écrit ces quelques lignes, le président des Etats-Unis a renforcé son pouvoir.

Le document ci-dessous est produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi dans le cadre de la collection: “Les classiques des sciences sociales”.

Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

DE L’ÉLECTION DU PRÉSIDENT

Le danger du système d’élection augmente en proportion de l’étendue des prérogatives du pouvoir exécutif. – Les Américains peuvent adopter ce système, parce qu’ils peuvent se passer d’un pouvoir exécutif fort. – Comment les circonstances favorisent l’établissement du système électif. – Pourquoi l’élection du Président ne fait point varier les principes du gouvernement. – Influence que l’élection du Président exerce sur le sort des fonctionnaires secondaires.

Le système de l’élection, appliqué au chef du pouvoir exécutif chez un grand peu­ple, présente des dangers que l’expérience et les historiens ont suffisamment signalés.

Aussi je ne veux en parler que par rapport à l’Amérique.

Les dangers qu’on redoute du système de l’élection sont plus ou moins grands, suivant la place que le pouvoir exécutif occupe, et son importance dans l’État, suivant le mode de l’élection et les circonstances dans lesquelles se trouve le peuple qui élit.

Ce qu’on reproche non sans raison au système électif, appliqué au chef de l’État, C’est d’offrir un appât si grand aux ambitions particulières, et de les enflammer si fort à la poursuite du pouvoir, que souvent, les moyens légaux ne leur suffisant plus, elles en appellent à la force quand le droit vient à leur manquer.

Il est clair que plus le pouvoir exécutif a de prérogatives, plus l’appât est grand; plus l’ambition des prétendants est excitée, plus aussi elle trouve d’appui dans une foule d’ambitions secondaires qui espèrent se partager la puissance après que leur candidat aura triomphé.

Les dangers du système d’élection croissent donc en proportion directe de l’in­fluence exercée par le pouvoir exécutif sur les affaires de l’État.

Les révolutions de Pologne ne doivent pas seulement être attribuées au système électif en général, mais à ce que le magistrat élu était le chef d’une grande monarchie.

Avant de discuter la bonté absolue du système électif, il y a donc toujours une question préjudicielle à décider, celle de savoir si la position géographique, les lois, les habitudes, les mœurs et les opinions du peuple chez lequel on veut l’introduire permettent d’y établir un pouvoir exécutif faible et dépendant; car vouloir tout à la fois que le représentant de l’État reste armé d’une vaste puissance et soit élu, C’est expri­mer, suivant moi, deux volontés contradictoires. Pour ma part, je ne connais qu’un seul moyen de faire passer la royauté héréditaire a l’état de pouvoir électif: il faut rétrécir d’avance sa sphère d’action, diminuer graduellement ses prérogatives, et habituer peu à peu le peuple à vivre sans soli aide. Mais C’est ce dont les républicains d’Europe ne s’occupent guère. Comme beaucoup d’entre eux ne haïssent la tyrannie que parce qu’ils sont en butte à ses rigueurs, l’étendue du pouvoir exécutif ne les blesse point; ils n’attaquent que son origine, sans apercevoir le lien étroit qui lie ces deux choses.

Il ne s’est encore rencontre personne qui se souciât d’exposer son honneur et sa vie pour devenir président des États-Unis, parce que le Président n’a qu’un pouvoir temporaire, borné et dépendant. Il faut que la fortune mette un prix immense en jeu pour qu’il se présente des joueurs désespérés dans la lice. Nul candidat, jusqu’à présent, n’a pu soulever en sa faveur d’ardentes sympathies et de dangereuses passions populaires. La raison en est simple: parvenu à la tête du gouver­ne­ment, il ne peut distribuer à ses amis ni beaucoup de puissance, ni beaucoup de richesse, ni beaucoup de gloire, et son influence dans l’État est trop faible pour que les factions voient leur succès ou leur ruine dans son élévation au pouvoir.

Les monarchies héréditaires ont un grand avantage: l’intérêt particulier d’une famille y étant continuellement lié d’une manière étroite à l’intérêt de l’État, il ne se passe jamais un seul moment où celui-ci reste abandonné à lui-même. je ne sais si dans ces monarchies les affaires sont mieux dirigées qu’ailleurs; mais du moins il y a toujours quelqu’un qui, bien ou mal, suivant sa capacité, s’en occupe.

Dans les États électifs, au contraire, à l’approche de l’élection et longtemps avant qu’elle n’arrive, les rouages du gouvernement ne fonctionnent plus, en quelque sorte, que d’eux-mêmes. On peut sans doute combiner les lois de manière que l’élection s’opérant d’un seul coup et avec rapidité, le siège de la puissance exécutive ne reste pour ainsi dire jamais vacant; mais, quoi qu’on fasse, le vide existe dans les esprits en dépit des efforts du législateur.

A l’approche de l’élection, le chef du pouvoir exécutif ne songe qu’à la lutte qui se prépare; il n’a plus d’avenir; il ne peut rien entreprendre, et ne poursuit qu’avec molles­se ce qu’un autre peut-être va achever. « je suis si prêt du moment de ma retraite », écrivait le président Jefferson, le 21 janvier 1809 [six semaines avant l’élec­tion], « que je ne prends plus part aux affaires que par l’expression de mon opinion. Il me semble juste de laisser à mon successeur l’initiative des mesures dont il aura à suivre l’exécution et à supporter la responsabilité. »

De son côté, la nation n’a les yeux tournés que sur un seul point; elle n’est occupée qu’à surveiller le travail d’enfantement qui se prépare.

Plus la place qu’occupe le pouvoir exécutif dans la direction des affaires est vaste, plus son action habituelle est grande et nécessaire, et plus un pareil état de choses est dangereux. Chez un peuple qui a contracté l’habitude d’être gouverné par le pouvoir exécutif, et à plus forte raison d’être administré par lui, l’élection ne pourrait manquer de produire une perturbation profonde.

Aux États-Unis, l’action du pouvoir exécutif peut se ralentir impunément, parce que cette action est faible et circonscrite.

Lorsque le chef du gouvernement est élu, il en résulte presque toujours un défaut de stabilité dans la politique intérieure et extérieure de l’État. C’est là un des vices principaux de ce système.

Mais ce vice est plus ou moins sensible suivant la part de puissance accordée au magistrat élu. À Rome, les principes du gouvernement ne variaient point, quoique les consuls fussent changés tous les ans, parce que le Sénat était le pouvoir dirigeant, et que le Sénat était un corps héréditaire. Dans la plupart des monarchies de l’Europe, si on élisait le roi, le royaume changerait de face à chaque nouveau choix.

En Amérique, le Président exerce une assez grande influence sur les affaires de l’État, mais il ne les conduit point; le pouvoir prépondérant réside dans la représen­tation nationale tout entière. C’est donc la masse du peuple qu’il faut changer, et non pas seulement le Président, pour que les maximes de la politique varient. Aussi, en Amérique, le système de l’élection, appliqué au chef du pouvoir exécutif, ne nuit-il pas d’une manière très sensible à la fixité du gouvernement.

Du reste, le manque de fixité est un mal tellement inhérent au système électif, qu’il se fait encore vivement sentir dans la sphère d’action du Président, quelque cir­cons­crite qu’elle soit.

Les Américains ont pensé avec raison que le chef du pouvoir exécutif, pour rem­plir sa mission et porter le poids de la responsabilité tout entière, devait rester, autant que possible, libre de choisir lui-même ses agents et de les révoquer à volonté; le corps législatif surveille le Président plutôt qu’il ne le dirige. Il suit de là qu’à chaque élection nouvelle, le sort de tous les employés fédéraux est comme en suspens.

On se plaint, dans les monarchies constitutionnelles d’Europe, de ce que la destinée des agents obscurs de l’administration dépend souvent du sort des ministres. C’est bien pis encore dans les États où le chef du gouvernement est élu. La raison en est simple: dans les monarchies constitutionnelles, les ministres se succè­dent rapi­dement; mais le représentant principal du pouvoir exécutif ne change jamais, ce qui renferme l’esprit d’innovation entre certaines limites. Les systèmes adminis­tratifs y varient donc dans les détails plutôt que dans les principes; on ne saurait les substituer brusquement les uns aux autres sans causer une sorte de révolution. En Amérique, cette révolution se fait tous les quatre ans au nom de la loi,

Quant aux misères individuelles qui sont la suite naturelle d’une pareille légis­lation, il faut avouer que le défaut de fixité dans le sort des fonction­nai­res ne produit pas en Amérique les maux qu’on pourrait en attendre ailleurs. Aux États-Unis, il est si facile de se créer une existence indépendante, qu’ôter à un fonc­tionnaire la place qu’il occupe, C’est quelquefois lui enlever l’aisance de la vie, mais jamais les moyens de la soutenir.

J’ai dit au commencement de ce chapitre que les dangers du mode de l’élection appliqué au chef du pouvoir exécutif étaient plus ou moins grands, suivant les circonstances au milieu desquelles se trouve le peuple qui élit.

Vainement on s’efforce d’amoindrir le rôle du pouvoir exécutif, il est une chose sur laquelle ce pouvoir exerce une grande influence, quelle que soit la place que les lois lui aient faite, C’est la politique extérieure: une négociation ne peut guère être entamée et suivie avec fruit que par un seul homme.

Plus un peuple se trouve dans une position précaire et périlleuse, et plus le besoin de suite et de fixité se fait sentir dans la direction des affaires extérieures, plus aussi l’application du système de l’élection au chef de l’État devient dangereuse.

La politique des Américains vis-à-vis du monde entier est simple; on pourrait presque dire que personne n’a besoin d’eux, et qu’ils n’ont besoin de personne. Leur indépendance n’est jamais menacée.

Chez eux le rôle du pouvoir exécutif est donc aussi restreint par les circonstances que par les lois. Le Président peut fréquemment changer de vues sans que l’État souffre ou périsse.

Quelles que soient les prérogatives dont le pouvoir exécutif est revêtu, on doit toujours considérer le temps qui précède immédiatement l’élection, et celui pendant lequel elle se fait, comme une époque de crise nationale.

Plus la situation intérieure d’un pays est embarrassée, et plus ses périls extérieurs sont grands, plus ce moment de crise est dangereux pour lui. Parmi les peuples de l’Europe, il en est bien peu qui n’eussent à craindre la conquête ou l’anarchie, toutes les fois qu’ils se donneraient un nouveau chef.

En Amérique, la société est ainsi constituée qu’elle peut se soutenir d’elle-même et sans aide; les dangers extérieurs n’y sont jamais pressants. L’élection du Président est une cause d’agitation, non de ruine.

MODE DE L’ÉLECTION

Habileté dont les législateurs américains ont fait preuve dans le choix du mode d’élection. – Création d’un corps électoral spécial. – Vote séparé des électeurs spéciaux. – Dans quel cas la Chambre des représentants est appelée à choisir le Président. – Ce qui s’est passé aux douze élections qui ont eu lieu depuis que la Constitution est en vigueur.

Indépendamment des dangers inhérents au principe, il en est beaucoup d’autres qui naissent des formes mêmes de l’élection et qui peuvent être évités par les soins du législateur.

Lorsqu’un peuple se réunit en armes sur la place publique pour choisir son chef, il s’expose non seulement aux dangers que présente le système électif en lui-même, mais encore à tous ceux de la guerre civile qui naissent d’un semblable mode d’élec­tion.

Quand les lois polonaises faisaient dépendre le choix du roi du veto d’un seul homme, elles invitaient au meurtre de cet homme, ou constituaient d’avance l’anar­chie.

À mesure qu’on étudie les institutions des États-Unis et qu’on jette un regard plus attentif sur la situation politique et sociale de ce pays, on y remarque un merveilleux accord entre la fortune et les efforts de l’homme. L’Amérique était une contrée nou­velle; cependant le peuple qui l’habitait avait déjà fait ailleurs un long usage de la liberté: deux grandes causes d’ordre intérieur. De plus, l’Amérique ne redoutait point la conquête. Les législateurs américains, s’emparant de ces circonstances favorables, n’eurent point de peine à établir un pouvoir exécutif faible et dépendant; l’ayant créé tel, ils purent sans danger le rendre électif.

Il ne leur restait plus qu’à choisir, parmi les différents systèmes d’élection, le moins dangereux; les règles qu’ils tracèrent à cet égard complètent admirablement les garanties que la Constitution physique et politique du pays fournissait déjà.

Le problème à résoudre était de trouver le mode d’élection qui, tout en exprimant les volontés réelles du peuple, excitât peu ses passions et le tînt le moins possible en suspens. On admit d’abord que la majorité simple ferait la loi. Mais c’était encore une chose fort difficile que d’obtenir cette majorité sans avoir à craindre des délais qu’avant tout on voulait éviter.

Il est rare, en effet, de voir un homme réunir du premier coup la majorité des suf­fra­ges chez un grand peuple. La difficulté s’accroît encore dans une république d’États confédérés, où les influences locales sont beaucoup plus développées et plus puissantes.

Pour obvier à ce second obstacle, il se présentait un moyen, c’était de déléguer les pouvoirs électoraux de la nation a un corps qui la représentât.

Ce mode d’élection rendait la majorité plus probable; car, moins les électeurs sont nombreux, plus il leur est facile de s’entendre. Il présentait aussi plus de garanties pour la bonté du choix.

Mais devait-on confier le droit d’élire au corps législatif lui-même, représentant habi­tuel de la nation, ou fallait-il, au contraire, former un collège électoral dont l’uni­que objet fût de procéder à la nomination du Président?

Les Américains préférèrent ce dernier parti. Ils Pensèrent que les hommes qu’on envoyait pour faire les lois ordinaires ne représenteraient qu’incomplètement les vœux du peuple relativement à l’élection de son premier magistrat. Étant d’ailleurs élus pour plus d’une année, ils auraient pu représenter une volonté déjà changée. Ils jugèrent que si l’on chargeait la législature d’élire le chef du pouvoir exécutif, ses membres deviendraient, longtemps avant l’élection, l’objet de manœuvres corruptrices et le jouet de l’intrigue; tandis que, semblables aux jurés, les électeurs spéciaux resteraient incon­nus dans la foule, jusqu’au jour où ils devraient agir, et n’apparaîtraient un instant que pour prononcer leur arrêt.

On établit donc que chaque État nommerait un certain nombre d’électeurs [1], les­quels éliraient à leur tour le Président. Et comme on avait remarqué que les assem­blées chargées de choisir les chefs du gouvernement dans les pays électifs devenaient inévitablement des foyers de passions et de brigue; que quelquefois elles s’emparaient de pouvoirs qui ne leur appartenaient pas, et que souvent leurs opérations, et l’incer­titude qui en était la suite, se prolongeaient assez longtemps pour mettre l’État en péril, on régla que les électeurs voteraient tous à un jour fixé, mais sans s’être réunis [2].

Le mode de l’élection à deux degrés rendait la majorité probable, mais ne l’assu­rait pas, car il se pouvait que les électeurs différassent entre eux comme leurs commettants l’auraient pu faire.

Ce cas venant à se présenter, on était nécessairement amené à prendre l’une de ces trois mesures: il fallait ou faire nommer de nouveaux électeurs, ou consulter de nouveau ceux déjà nommés, ou enfin déférer le choix à une autorité nouvelle.

Les deux premières méthodes, indépendamment de ce qu’elles étaient peu sûres, amenaient des lenteurs et perpétuaient une agitation toujours dangereuse.

On s’arrêta donc à la troisième, et l’on convint que les votes des électeurs seraient transmis cachetés au président du Sénat; qu’au jour fixé, et en présence des deux Chambres, celui-ci en ferait le dépouillement. Si aucun des candidats n’avait réuni la majorité, la Chambre des représentants procéderait immédiatement elle-même à l’élection; mais on eut soin de limiter son droit. Les représentants ne purent élire que l’un des trois candidats qui avaient obtenu le plus de suffrages [3].

Ce n’est, comme on le voit, que dans un cas rare et difficile à prévoir d’avance que l’élection est confiée aux représentants ordinaires de la nation, et encore ne peuvent-ils choisir qu’un citoyen déjà désigné par une forte minorité des électeurs spéciaux; combinaison heureuse, qui concilie le respect qu’on doit à la volonté du peuple avec la rapidité d’exécution et les garanties d’ordre qu’exige l’intérêt de l’État. Du reste, en faisant décider la question par la Chambre des représentants, en cas de partage, on n’arrivait point encore à la solution complète de toutes les difficultés; car la majorité pouvait à son tour se trouver douteuse dans la Chambre des représentants, et cette fois la Constitution n’offrait point de remède. Mais en établissant des candidatures obli­gées, en restreignant leur nombre à trois, en s’en rapportant au choix de quelques hommes éclairés, elle avait aplani tous les obstacles [4] sur lesquels elle pouvait avoir quelque puissance; les autres étaient inhérents au système électif lui-même.

Depuis quarante-quatre ans que la Constitution fédérale existe, les États-Unis ont déjà élu douze fois leur Président.

Dix élections se sont faites en un instant, par le vote simultané des électeurs spéciaux placés sur les différents points du territoire.

La Chambre des représentants n’a encore usé que deux fois du droit exceptionnel dont elle est revêtue en cas de partage. La première, en 1801, lors de l’élection de M. Jefferson; et la seconde, en 1825, quand M. Quincy Adams a été nommé.

CRISE DE L’ÉLECTION

On peut considérer le moment de l’élection du Président comme un moment de crise nationale. – Pourquoi. – Passions du peuple. – Préoccupation du Président. – Calme qui succède à l’agitation de l’élection.

J’ai dit dans quelles circonstances favorables se trouvaient les États-Unis pour l’adoption du système électif, et j’ai fait connaître les précautions qu’avaient prises les législateurs, afin d’en diminuer les dangers. Les Américains sont habitués à procéder à toutes sortes d’élections. L’expérience leur a appris à quel degré d’agitation ils peuvent parvenir et doivent s’arrêter. La vaste étendue de leur territoire et la dissémination des habitants y rend une collision entre les différents partis moins probable et moins périlleuse que partout ailleurs. Les circonstances politiques au milieu desquelles la nation s’est trouvée lors des élections n’ont jusqu’ici présenté aucun danger réel.

Cependant on peut encore considérer le moment de l’élection du président des États-Unis comme une époque de crise nationale.

L’influence qu’exerce le Président sur la marche des affaires est sans doute faible et indirecte, mais elle s’étend sur la nation entière; le choix du Président n’importe que modérément à chaque citoyen, mais il importe à tous les citoyens. Or, un intérêt, quel­que petit qu’il soit, prend un grand caractère d’importance, du moment qu’il devient un intérêt général.

Comparé à un roi d’Europe, le Président a sans doute peu de moyens de se créer des partisans; toutefois, les places dont il dispose sont en assez grand nombre pour que plusieurs milliers d’électeurs soient directement ou indirectement intéressés à sa cause.

De plus, les partis, aux États-Unis comme ailleurs, sentent le besoin de se grouper autour d’un homme, afin d’arriver ainsi plus aisément jusqu’à l’intelligence de la foule. Ils se servent donc, en général, du nom du candidat à la présidence comme d’un sym­bole; ils personnifient en lui leurs théories. Ainsi, les partis ont un grand intérêt à déterminer l’élection en leur faveur, non pas tant pour faire triompher leurs doctrines à l’aide du Président élu, que pour montrer, par son élection, que ces doctrines ont acquis la majorité.

Longtemps avant que le moment fixé n’arrive, l’élection devient la plus grande, et pour ainsi dire l’unique affaire qui préoccupe les esprits. Les factions redoublent alors d’ardeur; toutes les passions factices que l’imagination peut créer, dans un pays heureux et tranquille, s’agitent en ce moment au grand jour.

De son côté, le Président est absorbé par le soin de se défendre. Il ne gouverne plus dans l’intérêt de l’État, mais dans celui de sa réélection; il se prosterne devant la majorité, et souvent, au lieu de résister à ses passions, comme son devoir l’y oblige, il court au-devant de ses caprices.

À mesure que l’élection approche, les intrigues deviennent plus actives, l’agitation plus vive et plus répandue. Les citoyens se divisent en plusieurs camps, dont chacun prend le nom de son candidat. La nation entière tombe dans un état fébrile, l’élection est alors le texte journalier des papiers publics, le sujet des conversations particu­lières, le but de toutes les démarches, l’objet de toutes les pensées, le seul intérêt du présent.

Aussitôt, il est vrai, que la fortune a prononcé, cette ardeur se dissipe, tout se cal­me, et le fleuve, un moment débordé, rentre paisiblement dans son lit. Mais ne doit-on pas s’étonner que l’orage ait pu naître ?

DE LA RÉÉLECTION DU PRÉSIDENT

Quand le chef du pouvoir exécutif est rééligible, c’est l’État lui-même qui intrigue et corrompt. –  Désir d’être réélu qui domine toutes les pensées du président des États-Unis. – Incon­vénient de la réélection, spécial à l’Amérique. – Le vice naturel des démocraties est l’asservissement graduel de tous les pouvoirs aux moindres désirs de la majorité – La réélection du Président favorise ce vice.

Les législateurs des États-Unis ont-ils eu tort ou raison de permettre la réélection du Président?

Empêcher que le chef du pouvoir exécutif ne puisse être réélu paraît, au premier abord, contraire à la raison. On sait quelle influence les talents ou le caractère d’un seul homme exercent sur la destinée de tout un peuple, surtout dans les circonstances difficiles et en temps de crise. Les lois qui défendraient aux citoyens de réélire leur premier magistrat leur ôteraient le meilleur moyen de faire prospérer l’État ou de le sauver. On arriverait d’ailleurs ainsi à ce résultat bizarre, qu’un homme serait exclu du gouvernement au moment même où il aurait achevé de prouver qu’il était capable de bien gouverner.

Ces raisons sont puissantes, sans doute; ne peut-on pas cependant leur en opposer de plus fortes encore?

L’intrigue et la corruption sont des vices naturels aux gouverne­ments électifs. Mais lorsque le chef de l’État peut être réélu, ces vices s’étendent indéfiniment et compromettent l’existence même du pays. Quand un simple candidat veut parvenir par l’intrigue, ses manœuvres ne sauraient s’exercer que sur un espace circonscrit. Lorsque, au contraire, le chef de l’État lui-même se met sur les rangs, il emprunte pour son propre usage la force du gouvernement.

Dans le premier cas, C’est un homme avec ses faibles moyens; dans le second, C’est l’État lui-même, avec ses immenses ressources, qui intrigue et qui corrompt.

Le simple citoyen qui emploie des manœuvres coupables pour parvenir au pouvoir, ne peut nuire que d’une manière indirecte à la prospérité publique; mais si le représentant de la puissance exécutive descend dans la lice, le soin du gouvernement devient pour lui l’intérêt secondaire; l’intérêt principal est son élection. Les négo­ciations, comme les lois, ne sont plus pour lui que des combinaisons électorales; les places deviennent la récompense des services rendus, non à la nation, mais à son chef Alors même que l’action du gouvernement ne serait pas toujours contraire à l’intérêt du pays, du moins elle ne lui sert plus. Cependant C’est pour son usage seul qu’elle est faite.

Il est impossible de considérer la marche ordinaire des affaires aux États-Unis, sans s’apercevoir que le désir d’être réélu domine les pensées du Président; que toute la politique de son administration tend vers ce point; que ses moindres démarches sont subordonnées à cet objet; qu’à mesure surtout que le moment de la crise appro­che, l’intérêt individuel se substitue dans son esprit à l’intérêt général.

Le principe de la réélection rend donc l’influence corruptrice des gouvernements électifs plus étendue et plus dangereuse. Il tend à dégrader la morale politique du peuple et à remplacer par l’habileté le patriotisme.

En Amérique, il attaque de plus près encore les sources de l’existence nationale.

Chaque gouvernement porte en lui-même un vice naturel qui semble attaché au principe même de sa vie; le génie du législateur consiste à le bien discerner. Un État peut triompher de beaucoup de mauvaises lois, et l’on s’exagère souvent le mal qu’elles causent. Mais toute loi dont l’effet est de développer ce germe de mort ne sau­rait manquer, à la longue, de devenir fatale, bien que ses mauvais effets ne se fassent pas immédiatement apercevoir.

Le principe de ruine, dans les monarchies absolues, est l’extension illimitée et hors de raison du pouvoir royal. Une mesure qui enlèverait les contrepoids que la Constitution avait laissés à ce pouvoir serait donc radicalement mauvaise, quand mê­me ses effets paraîtraient longtemps insensibles.

De même, dans les pays où la démocratie gouverne, et où le peuple attire sans ces­se tout à lui, les lois qui rendent son action de plus en plus prompte et irrésistible attaquent d’une manière directe l’existence du gouvernement.

Le plus grand mérite des législateurs américains est d’avoir aperçu clairement cette vérité, et d’avoir eu le courage de la mettre en pratique.

Ils conçurent qu’il fallait qu’en dehors du peuple il y eût un certain nombre de pouvoirs qui, sans être complètement indépendants de lui, jouissent pour­tant, dans leur sphère, d’un assez grand degré de liberté; de telle sorte que, forcés d’obéir à la direction permanente de la majorité, ils pussent cependant lutter contre ses caprices et se refuser à ses exigences dangereuses.

À cet effet, ils concentrèrent tout le pouvoir exécutif de la nation dans une seule main; ils donnèrent au Président des prérogatives étendues, et l’armèrent du veto, pour résister aux empiétements de la législature.

Mais en introduisant le principe de la réélection, ils ont détruit en partie leur ouvra­­ge. Ils ont accordé au Président un grand pouvoir, et lui ont ôté la volonté d’en faire usage.

Non rééligible, le Président n’était point indépendant du peuple, car il ne cessait pas d’être responsable envers lui; mais la faveur du peuple ne lui était pas tellement nécessaire qu’il dût se plier en tout à ses volontés.

Rééligible (et ceci est vrai, surtout de nos jours, où la morale politique se relâche, et où les grands caractères disparaissent), le président des États-Unis n’est qu’un instrument docile dans les mains de la majorité. Il aime ce qu’elle aime, hait ce qu’elle hait; il vole au-devant de ses volontés, prévient ses plaintes, se plie à ses moindres désirs: les législateurs voulaient qu’il la guidât, et il la suit.

Ainsi, pour ne pas priver l’État des talents d’un homme, ils ont rendu ces talents presque inutiles; et, pour se ménager une ressource dans des circonstances extra­ordinaires, ils ont exposé le pays à des dangers de tous les jours.


[1]              Autant qu’il envoyait de membres au Congrès. Le nombre des électeurs à l’élection de 1833 était de 288 (The National Calendar).

[2]              Les électeurs du même État se réunissent; mais ils transmettent au siège du gouvernement central la liste des votes individuels, et non le produit du vote de la majorité.

[3]              Dans cette circonstance, c’est la majorité des États, et mon la majorité des membres, qui décide la question. De telle sorte que New York n’a pas plus d’influence sur la délibération que Rhode Island. Ainsi on consulte d’abord les citoyens de l’Union comme ne formant qu’un seul et même peuple; et quand ils ne peuvent pas s’accorder, on fait revivre la division par États, et l’on donne à chacun de ces derniers un vote séparé et indépendant.

C’est encore là une des bizarreries que présente la Constitution fédérale, et que le choc d’intérêts contraires peut seul expliquer.

[4]              Jefferson, en 1801, ne fut cependant nommé qu’au trente-sixième tour de scrutin.

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