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Chateaubriand rend visite à George Washington

Dans ses Mémoires d’Outre-Tombe (Voyage en Amérique), Chateaubriand raconte sa visite à George Washington dans ce qui était à l’époque la « Maison du président » à Philadelphie. Rencontre qui a été mise en doute par certains observateurs (Lebègue, R. (1965) Le problème du voyage de Chateaubriand en Amérique. Journal des Savants). On a du mal à imaginer la scène lorsque l’on pense à la Maison Blanche aujourd’hui et à la sécurité qui l’entoure.

“Lorsque j’arrivai à Philadelphie, le général Washington n’y était pas ; je fus obligé de l’attendre une huitaine de jours. Je le vis passer dans une voiture que tiraient quatre chevaux fringants, conduits à grandes guides. Washington, d’après mes idées d’alors, était nécessairement Cincinnatus ; Cincinnatus en carrosse dérangeait un peu ma république de l’an de Rome 296. Le dictateur Washington pouvait-il être autre qu’un rustre, piquant ses bœufs de l’aiguillon et tenant le manche de sa charrue ? Mais quand j’allai lui porter ma lettre de recommandation, je retrouvai la simplicité du vieux Romain.
Une petite maison, ressemblant aux maisons voisines était le palais du président des Etats-Unis : point de gardes ; pas même de valets. Je frappai ; une jeune servante ouvrit. Je lui demandai si le général était chez lui ; elle me répondit qu’il y était. Je répliquai que j’avais une lettre à lui remettre. La servante me demanda mon nom, difficile à prononcer en anglais et qu’elle ne put retenir. Elle me dit alors doucement : ” Walk in, sir . Entrez, monsieur ” et elle marcha devant moi dans un de ces étroits corridors qui servent de vestibule aux maisons anglaises : elle m’introduisit dans un parloir où elle me pria d’attendre le général.
Je n’étais pas ému : la grandeur de l’âme ou celle de la fortune ne m’imposent point ; j’admire la première sans en être écrasé ; la seconde m’inspire plus de pitié que de respect : visage d’homme ne me troublera jamais.


Au bout de quelques minutes, le général entra : d’une grande taille, d’un air calme et froid plutôt que noble il est ressemblant dans ses gravures. Je lui présentai ma lettre en silence ; il l’ouvrit, courut à la signature qu’il lut tout haut avec exclamation : ” Le colonel Armand ! ” C’était ainsi qu’il l’appelait et qu’avait signé le marquis de La Rouërie.
Nous nous assîmes. Je lui expliquai tant bien que mal le motif de mon voyage. Il me répondait par monosyllabes anglais et français, et m’écoutait avec une sorte d’étonnement ; je m’en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacité : ” Mais il est moins difficile de découvrir le passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l’avez fait. – Well, well, young man ! Bien, bien, jeune homme ” s’écria-t-il en me tendant la main. Il m’invita à dîner pour le jour suivant, et nous nous quittâmes.
Je n’eus garde de manquer au rendez-vous. Nous n’étions que cinq ou six convives. La conversation roula sur la Révolution française. Le général nous montra une clef de la Bastille. Ces clefs, je l’ai déjà remarqué étaient des jouets assez niais qu’on se distribuait alors. Les expéditionnaires en serrurerie auraient pu, trois ans plus tard, envoyer au président des Etats-Unis le verrou de la prison du monarque qui donna la liberté à la France et à l’Amérique. Si Washington avait vu dans les ruisseaux de Paris les vainqueurs de la Bastille, il aurait moins respecté sa relique. Le sérieux et la force de la Révolution ne venaient pas de ces orgies sanglantes. Lors de la révocation de l’Edit de Nantes, en 1685, la même populace du faubourg Saint-Antoine, démolit le temple protestant à Charenton, avec autant de zèle qu’elle dévasta l’église de Saint-Denis en 1793.
Je quittai mon hôte à dix heures du soir, et ne l’ai jamais revu ; il partit le lendemain, et je continuai mon voyage.”

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