
“The art of the deal” est de l’histoire ancienne. Bienvenue à “The art of the abjection”.
Il existe, même en politique, des lignes que l’on ne franchit pas sans se disqualifier moralement. La mort violente en est une. Donald Trump vient pourtant d’enjamber ce seuil sans hésiter, transformant un assassinat réel en matériau de propagande personnelle. Rob Reiner et son épouse ont été assassinés. Qu’un ancien président ose évoquer une mort “naturelle” là où il y a assassinat dit déjà tout du rapport de Trump à la vérité et à la décence.
Un crime, une scène de violence, une tragédie humaine. Face à cela, l’attente minimale envers un responsable politique serait le silence ou, à défaut, une forme de retenue. Donald Trump choisit l’exact inverse : l’insulte posthume, la dérision, la récupération narcissique. La mort devient un décor, l’enquête un détail négligeable face à l’essentiel : parler de lui.
Il ne s’agit plus d’un dérapage. Ni même d’une provocation de plus dans une longue série. Le dernier post de Donald Trump — annonçant la mort de Rob Reiner et de son épouse, enrobée d’un déluge d’insultes et de sarcasmes morbides — marque un degré supplémentaire dans une entreprise désormais bien rodée : transformer l’ignoble en méthode, la vulgarité en écran de fumée, le mensonge en diversion permanente.
Tous les chemins mènent à Rome. Toute l’actualité du monde, chez Donald Trump, mène à lui. Absolument tout. Un conflit international, une catastrophe naturelle, un procès, un film, un adversaire politique, un artiste critique : rien n’existe hors de sa personne. L’événement n’est jamais qu’un prétexte à l’autocélébration ou à la vengeance verbale. Dans ce post, il ne s’agit pas seulement d’attaquer Rob Reiner, mais de rejouer une scène désormais familière : celle où Trump se pose en axe du monde, en centre gravitationnel de toute réalité, quitte à piétiner les faits les plus élémentaires.
Le procédé est toujours le même. D’abord, l’insulte dégradante, déshumanisante, répétée jusqu’à la nausée. Ici, une « maladie mentale » inventée, le fameux Trump Derangement Syndrome, brandi comme une arme pour disqualifier toute critique. Ensuite, la mise en scène de sa propre grandeur : « âge d’or de l’Amérique », « succès surpassant toutes les attentes », rhétorique messianique déconnectée du réel. Enfin, le coup final : choquer suffisamment pour que l’actualité se replie sur lui, encore et toujours.
Car l’objectif n’est pas seulement narcissique. Il est tactique. Pendant que l’on s’indigne — à juste titre — d’un message abject, combien de temps médiatique est soustrait aux sujets qui l’embarrassent réellement ? L’inflation — transformée aujourd’hui en affordability —, persistante qui frappe les ménages américains. Les zones d’ombre toujours plus lourdes autour de l’affaire Epstein et de ses réseaux. Les projets controversés de démolition réalisée ou à venir de bâtiments emblématiques à Washington D.C., y compris autour de l’East Wing, symboliquement lourds dans un pays où l’architecture est aussi un langage politique. Ou encore les accusations graves d’actions assimilables à des actes de guerre ou de piraterie maritime contre des navires vénézuéliens — dossiers complexes, explosifs, que le vacarme trumpien permet commodément de reléguer en arrière-plan.
Trump « remet une pièce dans la machine » avec un cynisme consommé. Il sait que l’outrance appelle la réaction, que la réaction appelle la couverture médiatique, et que cette couverture remplace toute autre discussion. Peu importe que le propos soit faux, cruel ou grotesque : l’essentiel est qu’il capte l’attention et la détourne.
Mais ce dernier épisode révèle autre chose encore : une dégradation morale assumée. Annoncer la mort fictive d’un opposant, y inclure son épouse, se réjouir à demi-mot de leur disparition supposée, tout en invoquant une maladie imaginaire comme cause de décès, ce n’est plus seulement de la brutalité verbale. C’est une banalisation de la violence symbolique, une trivialisation de la mort elle-même, utilisée comme accessoire de communication.
Ce trumpisme-là ne cherche même plus à convaincre. Il cherche à épuiser. À saturer l’espace public et d’un bruit constant, à rendre indiscernables le vrai et le faux, le grave et le dérisoire, l’information et l’injure. C’est une politique de la distraction permanente, où l’ignominie sert de rideau.
Et pendant que le rideau s’agite, les vrais enjeux — économiques, démocratiques, institutionnels, internationaux — avancent dans l’ombre. C’est peut-être là, au fond, le travers le plus ignoble de Donald Trump : avoir compris que dans une démocratie fatiguée, l’indécence répétée peut devenir un outil de gouvernement.