Il y avait déjà eu une purge des médias ayant l’accréditation de la Maison-Blanche. Mercredi 15 octobre, les couloirs du Pentagone se sont vidés. Les journalistes ont rangé leurs affaires, décroché les plaques portant le nom de leurs rédactions et rendu leurs badges. Ce geste collectif, rare dans l’histoire du journalisme américain, marque la fin du corps de presse du Pentagone, symbole depuis des décennies du lien — parfois tendu mais vital — entre les médias et la plus puissante institution militaire du monde.
Presque tous les grands médias américains — The New York Times, The Washington Post, CNN, NBC, ABC, CBS, NPR, The Atlantic, mais aussi Reuters et The Wall Street Journal — ont refusé de signer le nouveau règlement de 21 pages imposé par le secrétaire à la Défense Pete Hegseth, ancien présentateur de Fox News et fidèle soutien du président Donald Trump.
Le document, présenté comme une simple mise à jour administrative, oblige les journalistes à soumettre toute information — y compris non classifiée — à l’approbation préalable du Pentagone avant publication.
Il prévoit aussi que tout reporter publiant sans autorisation puisse être considéré comme un “risque pour la sécurité”, voire accusé d’avoir incité à une violation de la loi en sollicitant des sources non autorisées.
Pour les rédactions, ces exigences constituent une atteinte directe au Premier Amendement de la Constitution américaine. « Les restrictions que l’administration Trump tente d’imposer violent nos droits fondamentaux et ceux du public américain à savoir comment sont utilisés les fonds et les forces armées », a dénoncé Jeffrey Goldberg, rédacteur en chef de The Atlantic. On se souvient que Jeffrey Golberg avait été le journaliste destinataire des messages de Pete Hegseth sur la messagerie Telegram lors des bombardements sur le Yemen.
Les principales chaînes de télévision — NBC, ABC, CBS, CNN et Fox News — ont publié une déclaration commune jugeant la politique « sans précédent et menaçant les fondements mêmes de la liberté journalistique ».
Même certains médias conservateurs, comme Newsmax, The Washington Times et The Wall Street Journal, ont refusé de signer, qualifiant les règles d’« inutiles et contraignantes ».
Seule la chaîne One America News Network (OANN), très proche du pouvoir, a accepté les nouvelles conditions. Elle avait d’ailleurs bénéficié, en février, du “remaniement” des espaces presse opéré par Hegseth, qui avait écarté le New York Times et NBC pour leur substituer des médias pro-administration.
Le secrétaire à la Défense a réagi sur le réseau X (ex-Twitter) par une simple émoticône de salut, accompagnée d’une image générée par IA représentant un bébé en larmes vêtu d’un t-shirt The Atlantic.
Dans ses messages sur le réseau social X, Pete Hegseth a défendu le principe selon lequel « l’accès au Pentagone est un privilège, pas un droit » et assuré que la politique vise à protéger la sécurité nationale et à aligner le ministère sur « les règles de toutes les installations militaires américaines ».
Sans surprrise, Donald Trump a publiquement soutenu la mesure, estimant que la presse est « très malhonnête » et « trop intrusive » dans ses interactions avec les militaires.
« Les journalistes peuvent pousser des soldats à commettre des erreurs tragiques », a-t-il déclaré mardi à la Maison-Blanche. On propre Secrataire à la Defense aussi pourrait-on rétorquer.
Les associations de journalistes, dont la Pentagon Press Association et la Reporters Committee for Freedom of the Press, ont tenté de négocier des amendements. Une version révisée du texte, publiée le 6 octobre, déplaçait la responsabilité d’autorisation sur les employés du Département de la Défense plutôt que sur les reporters. Mais la réécriture n’a pas suffi : les médias ont jugé le texte toujours « insignable ».
Des experts en droit des médias, comme Jane Kirtley (Université du Minnesota), ont rappelé que toute obligation de soumettre un article à un organisme gouvernemental constitue une forme de censure préalable interdite depuis la décision de la Cour suprême sur les Pentagon Papers (1971). D’autres, comme Carey Shenkman, spécialiste du Premier Amendement, soulignent qu’« une fois que le gouvernement ouvre un accès à la presse, il ne peut discriminer ni restreindre cet accès sur la base de l’orientation politique ou du contenu des reportages ».
Certains y voient malgré tout une occasion de renouveler la couverture du monde militaire.
Le journaliste d’investigation James Risen, lauréat du prix Pulitzer, estime que cette rupture pourrait « forcer les reporters à adopter une posture plus indépendante et plus combative », comparable à celle des correspondants chargés de la CIA, qui n’ont jamais bénéficié d’un bureau ni d’un badge d’accès.
Mais d’autres, comme une reporter indépendante citée par le Columbia Journalism Review, craignent au contraire une perte d’accès aux sources et une opacité accrue sur l’usage du budget militaire américain, aujourd’hui proche de 1 000 milliards de dollars par an. Ainsi se clôt un chapitre majeur du journalisme américain. Pour la première fois depuis la guerre du Vietnam, aucun journaliste accrédité ne couvre le Pentagone de l’intérieur.