Aller au contenu Skip to footer

Marco Rubio déclare la guerre (culturelle) des polices

Il fallait oser. Alors que le monde est confronté à des conflits majeurs et à la montée des autoritarismes, l’administration américaine a trouvé un combat à la hauteur de l’Histoire : la police … des caractères.

Le retour à la police Times New Roman, décrété par le secrétaire d’État Marco Rubio, n’est pas une anecdote bureaucratique. C’est un symptôme. Celui d’une administration qui confond le sérieux avec le décorum, la tradition avec la compétence, et l’idéologie avec la rationalité.

Que reproche-t-on exactement à Calibri ? D’être « informelle », « dégradante », et surtout — crime suprême — d’avoir été associée à des politiques de diversité, d’inclusion et d’accessibilité, le fameux DEI, version moderne et améliorée du wokisme. Et en plus, mise en place par la précédente administration.

Une police sans empattement[i] deviendrait le vecteur graphique du “wokisme”, tandis qu’une police à empattements incarnerait, par essence, la gravité de l’État. Comme si la diplomatie américaine tenait à quelques pleins et déliés. Cette focalisation sur un objet aussi trivial que la police de caractères révèle une pensée administrative appauvrie, incapable de hiérarchiser les enjeux.

La décision de bannir Calibri s’inscrit dans une croisade plus large contre tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à une politique d’inclusion. Peu importe l’argumentaire technique ; peu importe que les bénéfices promis ou contestés soient marginaux. Ce qui compte, c’est le geste politique.

Nous assistons ici à une inversion complète de la rationalité administrative : ce n’est plus l’efficacité qui dicte la norme, mais la norme idéologique qui dicte l’efficacité proclamée.

Il est d’ailleurs révélateur que l’argument central ne soit pas tant la lisibilité réelle des documents que leur perception.  

L’invocation répétée de la « tradition » est tout aussi creuse. Times New Roman n’est pas une police antique gravée dans le marbre romain ; c’est un caractère industriel des années 1930, conçu pour optimiser la place dans un journal.

Petit retour sur les deux polices de caractères. La police Times New Roman a été créée à la demande du journal britannique The Times de Londres en 1931. Le journal souhaite alors une typographie plus lisible, plus économique en espace (colonnes étroites) et conforme aux standards typographiques modernes de l’époque. Avant, Le Times utilisait le Times Old Roman (ça ne s’invente pas).

C’est Stanley Morison, alors conseiller typographique, qui critique sévèrement cette police, la jugeant inadaptée à un grand quotidien moderne. Plutôt que d’améliorer l’existant, il propose une refonte complète en s’inspirant de la police Plantin (une romaine du XVIᵉ siècle remise au goût du jour),

Beaucoup plus récente, la police Calibri est conçue par le typographe néerlandais Lucas de Groot au début des années 2000. Elle fait partie du projet ClearType Font Collection de Microsoft, destiné à optimiser l’affichage des textes sur écran LCD. En 2007, Calibri devient la police par défaut de Microsoft Office, remplaçant Times New Roman.

Calibri appartient à la famille des sans empattements humanistes et est conçue dès l’origine pour le numérique, contrairement à Times New Roman, pensée pour l’impression.

Le passage de Times New Roman à Calibri comme police par défaut illustre un basculement historique de la culture de l’imprimé vers celle de l’écran. On est loin des travers du DEI. Lorsque la technologie de la PAO (Publication Assistée par Ordinateur) à la fin des années 1980, les polices de caractère sont devenus un sujet d’intérêt renouvelé.

Cette obsession du passé idéalisé est caractéristique d’une administration qui se méfie du présent et redoute l’avenir. Incapable de proposer un projet crédible, elle se réfugie dans des signes extérieurs de continuité, confondant stabilité et immobilisme.

Changer une police n’a jamais rendu une administration plus compétente, ni un État plus respecté. Mais cela donne l’illusion d’agir. Et c’est peut-être là le plus inquiétant : quand le pouvoir se replie sur des gestes aussi dérisoires, ce n’est pas la typographie qui est en crise, c’est la gouvernance.

La guerre contre Calibri n’est pas anodine. Elle révèle une administration obsédée par la mise en scène de l’autorité, incapable de produire autre chose que des symboles de substitution. Une administration qui croit restaurer la grandeur par la forme, faute d’en maîtriser le fond.

Désormais, mentionner le Gulf of America ne suffira plus, il faudra l’écrire en Times New Roman et bientôt en capitales.


[i] Lorsqu’un caractère n’est pas formé uniquement de traits nets, mais que ceux-ci se terminent par de petites barres, crochets ou évasements, on dit que la police est à empattements (serif en anglais).

Recevez les derniers articles directement dans votre boîte mail !

Un Jour en Amérique © 2025. Tous droits réservés. 
Consentement des cookies