Même s’ils constituent une jeune nation qui va fêter ses 250 ans d’existence l’année prochaine, les États-Unis sont souvent présentés comme la plus vieille démocratie du monde. Formellement, la Constitution américaine est le document écrit le plus ancien. Même si le Royaume-Uni fonctionne comme une démocratie parlementaire reposant sur une constitution non codifiée et des traditions qui sont encore plus anciennes.
Jusqu’ici, la dimension démocratique de la nation américaine n’a jamais été vraiment remise en cause grâce, d’un côté, à la prééminence de la Constitution, un petit texte de 8 000 mots mais qui a un caractère quasi sacré et, de l’autre, à des contre-pouvoirs (checks and balances) qui faisaient jusqu’ici l’admiration de nombre d’observateurs et qui donnait l’idée de robustesse. Certes, à certaines époques, le régime semblait vaciller. Ce fut le cas au moment du Watergate, pourtant une affaire, qui, en comparaison de ce qui se passe actuellement, semble relativement anodine.
Deux articles dressent un tableau assez sombre et pessimiste de la situation politique des États-Unis sous la présidence actuelle de Donald Trump : How Will We Know When We Have Lost Our Democracy? de trois spécialistes de science politique publié dans la New York Times et The End of Rule of Law in America de Michael Luttig dans le magazine The Atlantic. Les critiques diront facilement que les auteurs de l’article du New York Times sont des « radical leftists ». Mais l’argument ne tiendrait pas pour le second car Michael Luttig, certes très critique de Donald Trump, est un juge américain à la Cour d’appel des États-Unis pour le quatrième circuit connu pour ses opinions conservatrices et qui avait été pressentis pour succéder à Sandra O’Connor la première femme à la Cour Suprême ?
Levitsky, Way et Ziblatt, spécialistes des régimes autoritaires, posent une question centrale : comment reconnaît-on la perte d’une démocratie ? Leur réponse est simple : quand le coût de l’opposition politique devient trop élevé pour les citoyens, les institutions et les acteurs sociaux, la démocratie bascule dans ce qu’ils appellent un autoritarisme compétitif. Ce modèle n’élimine pas formellement les élections, mais déséquilibre fortement le jeu en faveur du pouvoir en place par une instrumentalisation massive des institutions publiques contre les opposants : agences fiscales, police fédérale, justice, universités, médias. On a bien compris que les élections ne garantissent en rien le caractère démocratique d’un régime. Pour preuve, la Russie organise des élections.
Ils documentent ainsi une série de mesures punitives adoptées ou menacées par l’administration Trump : poursuites judiciaires arbitraires contre d’anciens fonctionnaires critiques (comme Christopher Krebs ou Miles Taylor), harcèlement des grands cabinets d’avocats ayant soutenu des causes progressistes, intimidations des donateurs démocrates, attaques juridiques contre les médias et les universités. Le but : intimider, épuiser, faire taire. Le gouvernement instrumentalise également des agences indépendantes comme la FCC, ou suspend arbitrairement les fonds publics pour les universités jugées « hostiles ». Il semblerait que la stratégie fonctionne.
Le résultat est une chape de plomb : journalistes, universitaires, avocats, même parlementaires, républicains modérés n’osent plus exprimer leur désaccord par peur de représailles juridiques, fiscales ou physiques. Le phénomène rappelle celui observé au Venezuela sous Hugo Chávez, ou dans la Hongrie d’Orbán. La sénatrice républicaine d’Hawaï n’avait-elle pas déclaré : « nous avons tous peur). (Lisa Murkowski : “We are all afraid”)
Michael Luttig adopte une posture encore plus frontale : selon lui, la présidence Trump incarne une tentative délibérée de monarchie élective, bafouant les fondements constitutionnels américains. Luttig critique la vision de Trump qui affirme que « sauver son pays n’est jamais une violation de la loi », inversant ainsi la devise fondatrice selon laquelle « la loi est roi ». Pour lui, Trump agit en dehors et contre la Constitution.
L’article documente une série d’initiatives illégales : grâces massives de participants à l’insurrection du 6 janvier 2021, persécution des juges et avocats ayant voulu faire respecter la loi, déportations illégales de citoyens américains, refus d’appliquer les décisions de la Cour suprême, usage abusif de lois d’exception (comme le Alien Enemies Act), et prise de contrôle de la politique commerciale par décrets, déclenchant une guerre économique mondiale.
Michael Luttig souligne que les attaques contre les juges, y compris des arrestations arbitraires comme celle de la juge Dugan, visent à anéantir le dernier contre-pouvoir encore debout : le pouvoir judiciaire fédéral. Il montre aussi que la tentative de Trump de redéfinir unilatéralement les règles électorales fédérales est une usurpation pure et simple des prérogatives constitutionnelles du Congrès et des États fédérés.
Et les contre-pouvoirs alors ? Pourquoi apparaissent-ils inexistants ou impuissants ?
Les deux articles convergent sur un point capital : les institutions américaines ne résistent pas d’elles-mêmes à un dirigeant qui les piétine délibérément, sans égard pour les normes et précédents. Les Pères fondateurs que l’on convoque souvent pour rassurer sur la solidité et la résilience de la démocratie américaine n’avaient peut-être pas imaginé qu’un personnage comme Donald Trump pourrait être élu président.
Pour les auteurs, plusieurs facteurs expliquent cette impuissance.
Coût individuel de la résistance
Chaque acteur institutionnel — juge, président d’université, PDG, journaliste — est isolé et vulnérable. La stratégie du gouvernement repose sur des représailles ciblées, créant un climat de peur. Le réflexe dominant devient la prudence, voire la reddition silencieuse, par souci de « protéger son institution ».
Absence de réaction collective coordonnée
La résistance pourrait être efficace si elle était collective et simultanée : des universités, des grands médias, des cabinets d’avocats, des fondations, des chefs d’entreprise et des élus républicains ou démocrates agissant ensemble. Mais ce sursaut n’a pas encore eu lieu, chacun espérant que d’autres prendront les risques à leur place. Il y a eu des journées d’action, notamment celles organisées par l’association 50501 mais celles-ci n’ont pas encore eu des effets significatifs.
Paralysie du Congrès
Le Congrès, désormais dominé par des républicains acquis à Donald Trump, ne joue plus son rôle de contrôle de l’exécutif. Le pouvoir législatif est donc neutralisé par l’intimidation politique et physique. Certains ont tout simplement peur, notamment d’actions directement lancées par la base MAGA, d’autres que le pouvoir leur mette un opposant dans les prochaines primaires. De leur côté, les démocrates en sont restés au stade d’actions isolées mais par encore coordonnées.
Neutralisation partielle du pouvoir judiciaire
Malgré quelques décisions courageuses des tribunaux – bloquant certaines ordonnances présidentielles illégales – Donald Trump ignore ou contourne les injonctions judiciaires. L’administration paralyse la justice par l’accumulation de litiges, les menaces contre les juges et l’attaque structurelle contre les institutions judiciaires elles-mêmes.
Effet de sidération démocratique
Enfin, la population et les élites sont prises dans un effet d’incrédulité prolongée : tant que les formes extérieures de la démocratie (élections, institutions) demeurent, beaucoup hésitent à reconnaître la réalité de l’effondrement démocratique. Cette lenteur à nommer l’autoritarisme empêche de mobiliser une résistance massive et lucide.
Ces deux articles dressent un constat sans appel : les États-Unis sont entrés dans une ère de Competitive Authoritarianism ». D’autres avaient utilisé le terme de démocratie illibérale. On pourrait aussi parler de dictature molle. Pour les auteurs, la démocratie n’est pas morte d’un coup, mais elle se délite sous l’effet d’une série de violations calculées, tolérées par la peur, l’inaction et l’isolement des contre-pouvoirs. Il reste une possibilité de renversement pacifique de la tendance, mais elle exige une action collective urgente, courageuse et coordonnée – et non l’attentisme ou la prudence prudente des élites.