Dans leur livre intitulé Ce que l’égalité veut dire, Thomas Piketty et Michael Sandel explorent les différentes voies possibles qui peuvent conduire à plus d’égalité. Les approches traditionnelles de la social-démocratie incluent « une fiscalité plus progressive le développement plus poussé de l’État-providence et des droits de succession qui permettent de garantir un héritage pour tous ». Cette approche peut être complétée d’une « seconde consistant à sortir de la sphère marchande l’accès aux services et aux biens essentiels – éducation, santé, logement, représentation et participation à la vie politique ». L’exemple que présente Matt Stoller dans son dernier article “In 2026, Will Americans Finally Turn Against Oligarchs ?” montre que les États-Unis vont dans la direction opposée. Les acteurs du capital-investissement explorent tous les aspects de la vie pour les absorber dans la sphère marchande. C’est le cas des activités sportives destinées à la jeunesse américaine.
Pendant longtemps, le sport de jeunesse aux États-Unis a constitué un bien commun : des terrains municipaux fatigués, des ligues locales gérées par des bénévoles, des entraîneurs qui étaient aussi des parents, des voisins ou des enseignants. On y apprenait à perdre, à coopérer, à se dépasser — sans facture à quatre chiffres ni stratégie d’optimisation financière. Ce monde est en train de disparaître.
Aujourd’hui, le sport des enfants est devenu une industrie à part entière, pesant près de 40 milliards de dollars par an, bien davantage que le box-office cinématographique américain. Environ 60 millions d’enfants pratiquent un sport organisé, et la dépense moyenne annuelle par enfant dépasse désormais les 1 000 dollars, en hausse de 46 % depuis 2019, soit deux fois plus vite que l’inflation. Cette inflation n’est pas accidentelle. Elle est structurelle.
Le basculement s’est opéré progressivement. À mesure que le sport de jeunesse s’est nationalisé, professionnalisé et spécialisé, il a attiré les capitaux. L’illusion d’un ascenseur social par le sport — bourse universitaire, carrière professionnelle, reconnaissance — a joué un rôle décisif et a été largement poussée par les acteurs de ce nouveau marché pour convaincre plus facilement les parents avides de succès pour leurs progénitures. Les trajectoires hypermédiatisées de quelques prodiges ont contribué à installer l’idée qu’une spécialisation précoce, intensive et coûteuse était la condition du succès.
C’est dans cette brèche que le capital-investissement s’est engouffré. Les mêmes stratégies déjà à l’œuvre dans les maisons de retraite, les cliniques vétérinaires, les hôpitaux ou les services publics locaux ont donc été appliquées au sport de jeunesse : rachats en série, consolidation des infrastructures, contrôle des calendriers, standardisation des offres, puis hausse méthodique des prix. Le vocabulaire est feutré — plateformes, confiance, écosystèmes — mais la logique est limpide : réduire les alternatives pour rendre la dépense inévitable.
Des fonds et milliardaires spécialisés ont ainsi commencé à racheter camps d’entraînement, complexes sportifs, ligues de jeunes et tournois emblématiques, y compris des lieux quasi mythologiques du sport amateur américain, transformés en actifs financiers à rendement garanti.
Le moteur de ce modèle est bien connu : l’angoisse parentale. Dans une société où l’avenir semble de plus en plus incertain, chaque opportunité est perçue comme potentiellement décisive. Une compétition supplémentaire, un camp dit « élite », un déplacement plus lointain deviennent des passages obligés. La question n’est plus « est-ce nécessaire ? » mais « peut-on se permettre de ne pas y aller ? ».
Le résultat est un engrenage. Les frais d’inscription aux tournois explosent. Les infrastructures « premium » remplacent les terrains publics. Les séances privées, les équipements spécifiques et les déplacements longue distance deviennent la norme. À cela s’ajoutent hébergement, restauration, transports, services annexes et désormais contenus numériques payants, parfois imposés par les exploitants des complexes sportifs.
Le sport de jeunesse ne coûte pas cher parce que les parents seraient trop exigeants ; il coûte cher parce qu’il est conçu pour coûter cher.
Dans ce nouveau modèle, l’enfant n’est plus seulement un joueur : il est l’élément central d’un flux financier récurrent. Le week-end sportif devient un mini-marché. Les familles réservent des hôtels, consomment sur place, paient pour l’accès vidéo aux matchs, parfois même pour le droit de filmer leurs propres enfants, sous peine de sanctions sportives ou disciplinaires.
Ce qui relevait autrefois de la transmission et du loisir collectif est désormais traité comme un service à abonnement. Plus de matchs, plus tôt, plus loin, toute l’année. Le repos devient un retard. L’absence devient une faute stratégique.
Les conséquences dépassent largement la question budgétaire. Aujourd’hui, 70 % des enfants américains abandonnent le sport organisé avant l’âge de 13 ans. Ce décrochage massif est corrélé à une augmentation de la sédentarité, du surpoids, des troubles anxieux et du temps passé devant les écrans.
Un tiers des jeunes de 10 à 17 ans est désormais en situation de surpoids ou d’obésité, avec un coût médical estimé à 173 milliards de dollars par an pour la collectivité, et des projections dépassant le trillion de dollars sur la durée de vie des générations actuelles.
Le sport, qui constituait l’un des rares espaces de socialisation interclassiste, s’est transformé en facteur de sélection sociale. À mesure que les prix augmentent, l’accès se restreint. Ce qui était un outil d’intégration devient un marqueur d’inégalité.
Face à cette dérive, Washington commence seulement à réagir. Une audition récente au Congrès a mis en lumière l’ampleur de la commercialisation du sport de jeunesse, son rôle dans le décrochage sportif, l’isolement social et la dégradation de la santé mentale des enfants.
L’objectif affiché par les autorités sanitaires américaines est désormais clair : remonter le taux de participation sportive des jeunes d’ici 2030. L’enjeu n’est pas symbolique, mais économique, sanitaire et social. Une hausse significative de la pratique permettrait d’économiser des dizaines de milliards de dollars en dépenses de santé, tout en améliorant durablement la qualité de vie de millions d’enfants.
Le sport de jeunesse américain n’est pas en crise par accident. Il est en train d’être optimisé. Et comme souvent, ce qui est optimisé pour les investisseurs est appauvri pour la société.
Après la santé, les restaurants, les universités et les services publics, l’industrie financière s’attaque désormais à l’un des derniers refuges du lien social ordinaire : le sport des jeunes.