Depuis 1987, l’administration américaine a publié plusieurs documents intitulés National Security Strategy of the United States (nous en avons répertorié 18), des documents relativement courts (une quarantaine de pages) qui résument la vision qu’ont les États-Unis de leur rôle dans le monde. Un premier article a montré l’évolution de l’Amérique de 1987 sous Ronald Reagan à 2025 sous Donald Trump 2 (D’une Amérique à l’autre).

En complément, il était aussi intéressant, sur ces quatre décennies et au fil de ces documents, de montrer comme la stratégie américaine a évolué, les éléments de stabilité et de continuité et les principales différences et les grandes ruptures (un travail fait avec l’aide de l’IA).
Évolutions de la politique américaine
1987 — Guerre froide : containment / alliances / déterrence.
En 1987, le monde est toujours sous le régime de la guerre froide et organisé en deux grands blocs : d’un côté le monde libre avec les États-Unis comme chef de file, de l’autre le monde communiste avec l’URSS comme champion. Ronald Reagan a lancé son programme de guerre des Étoiles autant pour épuiser l’URSS dans une course technologique que pour accomplir un réel programme.
L’axe est la compétition est-ouest : priorité à la dissuasion, au maintien d’avantages technologiques, au soutien aux « combattants de la liberté » et au blocage de l’expansion soviétique ; forte insistance sur la primauté des alliances.
La décennie 1990s— post-Cold War : engagement, enlargement, multilatéralisme.
Le titre du document s’étoffe des mots « engagement et enlargement » : consolider démocraties, intégrer d’anciens rivaux dans l’économie mondiale, coopération institutionnelle et importance des enjeux économiques. Une évolution qui et directement lié à la chute du mur de Berlin (1989) et surtout à l’implosion de l’URSS. Ce sont les concepts de l’hyperpuissance mis en lumière par Hubert Védrine et de la fin de l’histoire de Francis Fukuyama.
Pendant cette période d’une dizaine d’années qui correspond à peu à la présidence du démocrate Bill Clinton, les États-Unis se considèrent comme la seule puissance mondiale. Si elle fonde de grands espoirs, l’Union européenne est sur les fonts baptismaux avec l’entrée en vigueur du traité de Maastricht (ceux qui sont contre prononce ic et ceux qui sont pour ich). Quant à la Chine, elle ne s’est pas encore « éveillée ».
2001–2008 — rupture 9/11 : priorité contre-terrorisme et opérations lointaines.
Les NSS post-11 septembre recentrent fortement les moyens sur la guerre contre le terrorisme et la terreur lancée par George W. Bush et les néoconservateurs (homeland security, guerre contre al-Qaïda / opérations en Afghanistan et Iraq), tout en rappelant que d’autres menaces (prolifération, WMD, États faillis) restent importantes. Le 2002 NSS explicite la transformation provoquée par les attaques. Fondées sur une mensonge d’état (les armes de destruction massive), les guerres en Afghanistan et en Irak ont englouti des ressources considérables, provoqué des centaines de milliers de morts, des déplacements massifs de populations et l’effondrement d’infrastructures essentielles, laissant des sociétés profondément déstabilisées. Elles ont également favorisé l’émergence de groupes armés, nourri le terrorisme régional et mondial. Quant à la mise en place de la démocratie au Moyen-Orient, on peut aisément juger du résultat.
2010 → 2017 — concurrence renouvelée / rééquilibrage :
À partir de 2010, on voit la montée d’un discours sur la concurrence stratégique (émergence/retour de grandes puissances) et la nécessité de « transformer » capacités et institutions ;
le NSS 2017, le premier sous l’administration Trump explicite la posture « America First », insistance sur souveraineté, frontières, rééquilibrage des charges avec alliés.
2021 à 2025 dans le corpus) — retour explicite au « great-power competition », technique et économique.
Les documents récents recentrent la compétition sur la technologie (IA, semi-conducteurs), l’économie stratégique, la rivalité avec la Chine et la Russie, la sécurité des chaînes d’approvisionnement largement bousculées par le COVID, et conservent la posture militaire, mais avec insistance sur l’innovation et la coopération économique/technologique avec alliés.
Principales différences et grandes ruptures (points de fracture)
Rupture 1 — Fin de l’obsession bipolaire →pluralité des menaces (années 1990).
On observe un basculement d’une stratégie centrée sur un seul adversaire (URSS) vers une approche multi-menaces (prolifération, conflits régionaux, instabilités, criminalité transnationale).
Rupture 2 — 11 septembre 2001 : guerre contre le terrorisme et transformation des priorités.
Les NSS post-2001 mettent la défense du territoire et la lutte contre les réseaux terroristes au centre, entraînant déploiements prolongés et remodelage des priorités (sécurité intérieure, Patriot Act, préoccupation WMD). C’est un vrai « point d’inflexion » opérationnel et doctrinal.
Rupture 3 — Recentrage vers la concurrence entre grandes puissances (années 2010–2020).
Après la focalisation contre-terroriste, les NSS récents retournent l’attention vers la compétition stratégique avec la Chine et la Russie, mais cette fois en mélangeant économie, technologie, information et forces militaires — donc une hybridation des instruments (sanctions, contrôle des exportations, alliances techno-économiques).
Le NSS 2017, le premier de l’administration Trump, illustre une rupture de ton et des priorités (souveraineté, frontière, « burden-sharing » plus exigeant vis-à-vis des alliés) par rapport aux NSS centrés sur l’élargissement démocratique ; cela traduit une oscillation importante dans la manière d’articuler leadership et coopération.
L’édition 2022 du NSS sous administration Biden marque une évolution nette par rapport à celle de 2017,. Alors que le texte de 2017 abordait avant tout le monde à travers le prisme d’une compétition entre grandes puissances et mettait l’accent sur une posture largement unilatérale, celui de 2022 insiste au contraire sur le rôle central des alliances, du multilatéralisme et de la coopération avec les démocraties. Le document décrit la relation États-Unis–Chine comme la “dynamique géopolitique la plus déterminante du siècle”, et place au cœur de la sécurité nationale, la maîtrise technologique, la résilience des chaînes d’approvisionnement et le contrôle des infrastructures critiques. Il élargit considérablement le périmètre stratégique en intégrant la cybersécurité, les technologies émergentes, les infrastructures numériques, le climat et la capacité industrielle américaine elle-même. Contrairement à l’approche de 2017, la NSS 2022 souligne la nécessité d’une interdépendance organisée avec les alliés, notamment européens, pour défendre ces domaines considérés comme stratégiques. Cette inflexion a des conséquences directes sur le débat européen autour de la souveraineté numérique, car Washington fait désormais de la technologie, du cloud et des standards internationaux des terrains centraux de coopération… et de rivalité structurée.
NSS 2025, changement de cap, à nouveau, un Donald Trump, beaucoup plus radical est revenu à la Maison-Blanche et surtout totalement désinhibé et sans garde-fous officialise un tournant important de la politique étrangère des États-Unis dont on avait pu percevoir quelques prémisses.
Il affirme explicitement que la protection des intérêts nationaux fondamentaux est l’unique objectif prioritaire, en rupture avec les doctrines des décennies passées qui mêlaient parfois idéal démocratique et interventionnisme global. Le document met l’accent sur la relocalisation industrielle, la réduction de la dépendance aux chaînes d’approvisionnement étrangères — particulièrement vis-à-vis de la Chine — et le renforcement de la production nationale de biens stratégiques comme les semi-conducteurs. Les technologies sensibles (IA, biotechnologie, quantique, etc.) sont explicitement considérées comme des « domaines de compétition stratégique ». Les États-Unis veulent préserver leur leadership technologique face à toute puissance rivale.
Il réactive la logique de sphères d’influence dans l’hémisphère américain : les États-Unis affirment qu’ils doivent protéger cette zone des ingérences économiques, militaires ou diplomatiques d’acteurs étrangers jugés adversaires, notamment la Chine ou la Russie. On a p u voir les initiatives face à de nombreux pays d’Amérique du Nord ou Latine. La sécurité des frontières, le contrôle de l’immigration, la lutte contre les cartels, le trafic et l’influence étrangère dans la région deviennent des priorités nationales.
Dans le droit fil des déclarations répétées de Donald Trump, il exige un partage du fardeau : les alliés doivent contribuer davantage à leur propre défense — l’intervention américaine n’est plus automatique ou systématique.
Le repositionnement des priorités américaines — technologique, industrielle, militaire — met les acteurs européens face à un choix stratégique : soit s’aligner sur une logique d’« alliance interest-driven » (coût, contribution, dépendance), soit accélérer la recherche d’autonomie technologique et numérique.
Les Européens doivent se rendre à l’évidence, l’Amérique de Donald Trump n’est plus leur alliée. Le NSS 2025 acte un désengagement stratégique relatif des États-Unis vis-à-vis de l’Europe et un recentrage clair sur l’hémisphère occidental. Le document critique ouvertement la fragilité économique, démographique et industrielle du continent, évoquant même un risque « d’effacement civilisationnel ». Pour l’Union européenne, ce tournant signifie qu’elle ne peut plus compter sur la garantie implicite d’un soutien américain automatique : elle doit accélérer sa souveraineté technologique, énergétique et sécuritaire, renforcer sa base industrielle et défendre ses propres standards numériques.
La politique américaine, dans les NSS 1987→2025, montre une continuité d’objectifs (préserver la puissance américaine, défendre démocratie et alliances, lier économie et sécurité) tout en traversant trois ruptures majeures :
– la fin de la bipolarité (années 1990),
– le choc 9/11 et la guerre contre le terrorisme (début des années 2000),
– le réarrangement récent autour de la compétition stratégique techno-économique avec la Chine/Russie (années 2010–2020) — chaque phase modifiant les outils prioritaires (dissuasion conventionnelle, interventions lointaines, politiques industrielles technologiques).
En fait d’un document sur la stratégie de sécurité nationale, le NSS 2025 est plutôt un tract politique qui rappelle les idées politiques énumérées par Donald Trump depuis une dizaine d’années.